• Chapitre I Absurde vie qu'Arthur ne supportera plus (1)

               Arthur s'éveille la tête endolorie, ivre de songes et gueule de bois. 

             Il fait si sombre là-dehors. La pluie claque contre la fenêtre. Elle donne directement sur la rue, la fenêtre. Cette grosse rue épaisse, mangée par les dernières ombres, traversée par la pâleur des phares, l’écœurement des pneus pressés ; une double-voie ça s'appelle, et tout s'y multiplie : les vrombissements, les parapluies, le vacarme citadin.

              La lumière grise, la moiteur des couvertures. C'est tout acide dans sa gorge. Il a les jambes coton, les yeux brouillés. Impossible de sortir du lit avec sa peau coussin. Haut-le-cœur, remontée gastrique. Non, vraiment, impossible. Se rendormir. De quoi rêvait-il déjà ?

               Le réveil se remet à hurler. Il l'envoie balader.

             Arthur s'étire, change de position. Ses pieds dépassent au bord du lit, ça fait froid aux orteils. Il gémit, se recroqueville en édredon. Tâtant le vide de ses mains, il découvre l'absence de celle qu'il aime. Aucune envie de se lever. C'est pourtant l'heure, l'humanité a poussé la porte, elle s'est poussée elle-même, la voilà qui entre par paquets compactes. Le nouveau monde baille, sans sommeil. Dormir n'a plus court, il faut marcher.

              Bonjour réalité, t'es bien triste avec ton maquillage dégoulinant. T'emmerdes tout le monde. Ton air trop froid, ta couette à demi-tiède. C'est difficile le matin, l'amour quand on est seul. Pourquoi Mathilde n'est-elle pas venue chez lui ? Elle aurait pu. Et alors, malgré la pluie, il y aurait eu sa voix ; malgré le froid, il y aurait eu son corps, un mot gentil, un baiser ; c'est idiot ! Mais au moins, elle aurait été belle la réalité.

    […]

     

              Le ciel se venge de son incapacité à resplendir en mangeant le vert des arbres, abandonnés là, entre deux plaques d’égout. Les immeubles se dressent sur la pointe des pieds. Appuyés sur l'horizon, les géants tendent les bras, haussent la tête. Vitres sombres, arabesques nuageuses ; la ville en verre reflète le ciel. Les trottoirs sont larges, la nuée humaine grouille et piétine à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Tout est mouvement. L'asphalte est noir, brûlé par l'incessant flux de véhicules, klaxons répétitifs freinées par des hordes de feux rouges. Les bus filent sans conducteurs, éclaboussent les passants en roulant dans les flaques.

              Tout petit, Arthur marche dans la rue qui s'étend vers les confins. Il avance en homme invisible, évite de se faire dévorer par la foule, assez souple des jambes et des épaules pour se faufiler entre les corps brutes des passants pressés aux traits esquintés par la mauvaise humeur matinale. Tandis que les épiceries de nuit ferment leur porte sous le regard inquisiteur de quelques agents de sécurité, les chômeurs traînent leur malaise devant les grandes surfaces. Les poubelles débordent, penchent la tête dans l'attente du camion de nettoyage. Il reste, ici et là, des bouteilles vides, quelques capotes usagées, des débris de verre, un clodo oublié.

              Les villes sont trop grandes. Toutes les villes. Celle-ci s'étend dans les crânes, pénètre l'inconscience au fur et à mesure qu'on y marche. Elle exerce son influence sur chaque habitant, berce de remous leur sommeil. Elle les éveille par ses horloges multiples ou les tient en haleine toute la nuit, de bars en bars, de places en places, et discothèques électroniques. Soumis à ses caprices, chacun joue sa musique comme il peut sur cette partition aux règles abstraites et compliquées, sans échappatoire possible.

    […]

              Ils s’engouffrent dans la bouche du métro, langue pendante et canines acérées. Dans ses veines, la foule se tasse. Intersection ; un black chante du mauvais reggae. Dans l'inattention générale, les centimes se battent dans sa casquette inerte. Tickets, portes coulissantes. Passe une patrouille militaire, l'arme à la main, victorieux d'invisibles ennemis. Attente sur le quai avant de pénétrer la rame et sa sueur. Le wagon est bondé de gueules tirées du lit et déjà plongées dans la contemplation de leurs écrans tactiles. Ils sont tous le nez vers le bas, les gens. Journaux électroniques, jeux idiots, messages sans intérêt sur les réseaux sociaux. Ceux qui n'ont pas sorti leur gadget contemplent l'espace entre leurs yeux et la vitre, les oreilles cousues d'écouteurs. Seul, un vieux type cherche à saisir les regards. Il a le visage maigre, la peau couleur misère. Emmitouflé dans un manteau beige, il sourit, une canette de bière à la main. C'est un marginal.

              La rame s'élance dans les galeries souterraines après un avertissement sonore, strident et agressif. Ballottée doucement par les saccades du véhicule, la population se laisse guider.

              - Y a de plus en plus de flics, grogne Arthur.

              - T'es pas au courant ? S'exclame Gaby avec une pointe de condescendance.

              - Courant de quoi ?

              - De l'attentat de la ligne B7. Ils ont fait dérailler la rame. Y a eu une dizaine de morts et pas mal de blessés.

              - Sérieux ? Quand ça ?

              - La semaine dernière. Tu devrais regarder un peu plus les infos.

              - Les infos m'emmerdent.

              - T'as tort. Tiens, tu savais que d'ici 20 ans, 50% des caissières de supermarché seront remplacés par des robots ?

              - Ouha...

              - Autre chose : la première voiture volante va être testée dans notre ville ! Ah oui, et ça y est, les scientifiques ont réussi à téléporter une cellule ! Tu te rends compte ? Une cellule !

              - J'aimerais bien savoir combien ça coûte un truc pareil...

              - Tu trouves pas ça incroyable ?

              - Si, ça me fait une belle jambe. Ça va changer ma vie.

              - Oh, t'es lourd.

              Arthur, imperturbable, écoute son ventre geindre à la moindre vibration. Passant son regard sur la population citadine, il s'arrête sur le type au manteau beige. Il a les yeux gris, comme ses cheveux mi-longs. Ils s'observent à travers une jungle d'épaules. Pupilles contre pupilles. Arthur est tellement fatigué qu'il pourrait dormir debout. Sa mâchoire bourdonne, envie d'une clope. Le métro vibre, son ventre grogne, Gaby parle, parle, parle.  

              - Tu savais qu'on a construit un ordinateur à particules quantiques ? Cette machine va pouvoir calculer des trucs incroyables, prédire le futur ! Par exemple, ils sont en train de calculer, accroche toi bien, l'inexistence de Dieu ! Qu'est-ce que tu dis de ça ? Arthur ? Arthur ?

              L'inconnu au manteau beige ne le lâche pas du regard. Visage craquelé, défiguré par la rue. Il a les lèvres sèches, recouvertes de gerçures. Elles murmurent, mâchent le vide. Qu'est-ce qu'il veut ? Arthur a l'impression que le type lui adresse un message. Le wagon tremble. Vilaine nausée. Une salive acide remonte sa trachée. La gueule de l'inconnu se déforme. Ses rides se mettent à saigner. Un incontrôlable frisson parcourt l'échine d'Arthur. Il serre les fesses. Sa tête bourdonne en piqûres de guêpes. Tout s’éclaire. Tout se tait. Tournis. Plus de wagon, plus de gens, plus de sons. Rien que ces vitres sombres, ce sol à la blancheur mortuaire, ces néons angoissants et le vide projeté en plein sur son visage. Vertige. Dans la rame brumeuse, il ne demeure que le vieil homme. Un à un, les doigts s'écartent. La canette de bière glisse doucement et éclate sur le sol dans un écho métallique. Le liquide se répand, rouge sur le sol noir. Dans la flaque, Arthur contemple son reflet, ses joues flasques, son front plissé d'anxiété, ses paupières lourdes. C'est lui. Le visage du vieil homme. C'est lui. Avec quelques années en plus peut-être. Mais ces rides au coin des yeux et en bordure des lèvres, la barbe mal rasée, l'intime mouvement de sa bouche. C'est lui, Arthur. Ce sont ses cheveux, sa bave, sa crasse, son échec.

              - Arthur ?

              Gaby l'observe d'un air inquiet.

              - Tout va bien ? T'es super pâle.

             L'homme rit, la canette de bière toujours à la main. Les gens sont tous tournés vers lui, Arthur. Dans une odeur de cauchemars, il vomit sans tout à fait s'en rendre compte. Une petite mare tiède et odorante. Reflet. Une étrange envie de s'y coucher, de s'en recouvrir et d'en rester là. Fin de l'histoire. Déjà ? Le monde tourne méchamment. Où est-il ? Où va-t-il ? Le métro, cette infinité de galeries souterraines. Une autre rame, un autre arrêt. On change de ligne. D'un bureau à un autre, d'un poste à un autre, ordinateur après ordinateur. Seul change le nom de la rue. Et après ? Une odeur de pisse lui pénètre les narines. Il revomit.

              - Putain, Arthur...

              Gaby a honte. Quand le wagon s'arrête, on l'aide à sortir. Il pleut. Dehors, l'air, l'eau sur son visage. Arthur laisse tomber sa tête en arrière pour regarder les petites gouttes tomber de tout là-haut, vers lui, tout en bas. C'est beau. Il souffle longuement. La nausée fait sa valise. Toutes ces perles qui tombent du ciel. Il aurait aimé être l'une d'entre elles. Naître tout là-haut, voler, tomber, renaître dans la mer. Faire partie d'un tout. Petit rien, poussière d'univers. Elles sont nombreuses à mourir sans qu'aucun regard ne se soit posé sur elles. Et alors ? C'est peut-être ça, un Humain. Au fond, quelle différence ? La chute, il est en plein dedans. Et il emportera avec lui, toute la pluie, tous les Hommes, vers l'océan et les cris des mouettes.

    […]

     


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