• De la chair sous l'asphalte

    Quand l'assiette hurle contre le mur, elle éclate en sanglots. Sa main tremble encore. Elle a les yeux rouge éclaté ; colère et larmes âpres coulent sur ses joues. Ses cheveux sombres serpentent sur ses seins dans la méchanceté noire de son regard bleu. 

    - Amanza...

    Ses mains se lèvent, brandissent l'invisible foudre. Sa bouche se plisse comme la bouche d'une vieille femme.

    - Tais-toi, articule-t-elle, tais-toi.

    Je m'approche, cherche le geste pour la calmer. Au premier pas ses poings se lèvent. J'attrape ses poignets, ses nerfs se tendent, brûlent mes paumes.

    - Amanza...

    - Lâche Petru ! Lâche ! Dégage ! Sort de chez moi ! Je veux plus te voir ! Jamais !

    La vaisselle hurle, s’éparpille en puzzle impossible. Ses cris sont des couteaux contre lesquels je ne peux rien. Elle est si laide, hideuse. Je la tuerais, là, maintenant. Je la tuerais sans honte pour faire taire cette cheminée qui me mange les entrailles. J'en ai la barbe humide. Mon ventre grouille de vers et d'argile. Je m'avance pour tordre son cou, le briser comme une bête. La saigner comme une chèvre. Je me retiens. Elle me voit, elle sait qui je suis, toute ma faiblesse, toute ma lâcheté d'homme faible. Ses yeux traversent mon âme déformée. Elle en a honte pour moi. Je la hais. La porte claque dans mon dos quand je descends les escaliers.

     

    Dehors c'est la pluie et l'enfer. Je marche, la gorge pleine de terre et les poumons boueux. Mon cœur fait n'importe quoi, il ne sait plus comment battre. Chaud, froid. Mes jambes tremblent. Je suis con. C'est trop tard. Je suis con. C'est une vérité qui coule comme un venin dans mes veines.

    Derrière les nuages, le soleil meurt ; et le béton mange les Hommes. Ils courent, fuient à grands pas, descendent dans les bouches ouvertes et se font lacérer par les canines du métro. Il n'y a plus de visages, tous les manteaux sont noirs. Les autos ronflent, se plaignent d'être, machines désespérées. J'observe ma douleur sur des visages inconnus. J'ai une soif terrible, un vide infini à combler.

    Amanza, j'ai plus de peau.

    Je marche encore. Des immeubles poussent sur mes doigts de pied. J'ai le crâne plein de buildings ; homme de la ville, trompé par l'asphalte. L'eau ruisselle sur mon dos comme une main glacée. Je ne pense plus, j'observe mon reflet malade dans les flaques d'eaux. Les feux-rouges. Le sourire figé des panneaux publicitaires. Ma gorge m'étrangle. Pâle vertige. Je m'allonge-là, dans une rue de banlieue paumée avec mon corps qui tremble en diable fou, ce corps que je ne ressens plus. Et la pluie pleure sur mon visage.

     

    - Reste pas là.

    Le grand corbeau me regarde sous son imperméable noir. Ses petits yeux jaunes me fixent avec compassion. Il a le visage taillé à la hache, l'empathie sur les lèvres et une large cicatrice d'arbre sur la joue gauche. Il me sourit et ça fait comme une lumière dans cette nuit épaisse.

    - Viens.

    Sa voix porte une brise d'humus. J'attrape sa main, il me relève.

    - T'es dans un drôle d'état. Reste pas là. Ça me fend le cœur de te voir par terre.

    Il avance dans les ombres à grands pas. Pour le suivre, je trottine. Ça me réchauffe. Je m'oublie, c'est un autre en moi qui marche, vit, écoute. Quand je redresse la tête, la ville n'est plus qu'une grande plaine, immense tâche noire sous une voûte de nuages empaquetés derrière lesquels la lune brille faiblement. Je ne distingue plus, incapable de faire la différence entre un buisson et un rocher. Le vent m'enveloppe, frappe mon visage. Autour, c'est le silence des grillons et des herbes. Je demande :

    - On va où ?

    - Ma maison est là-bas. Ça grimpe un peu. Y a pas de mal, je t'invite, c'est tout.

    - Pourquoi ? On se connaît pas.

    Il se tourne avec un visage vexé. Une expression semblable à celle d'Amanda dont le lointain souvenir me vide d'une larme.

    - C'est quoi ton nom ?

    - Petru.

    - Moi c'est Orfeu. Voilà. Maintenant on se connaît.

    Sous nos pieds la montagne brille, s'illumine d'étoiles. Ce sont les pierres qui murmurent. Orfeu va sans laisser de traces. Quand il marche, du sable coule de ses poches. Il flotte comme un cabri. Moi, mes pieds s'enfoncent et mon souffle se perd. J'ai peur de ma faiblesse. La fatigue me pique les yeux. De mes bras, je cherche le sommeil. Pénible fatigue, laissez-moi me coucher, dormir.

    Toute la nuit nous grimpons. Au matin, le sommet, crâne chauve.  Le soleil éclate, coule en immense ruisseau de sang. Il peint les arbres, les vallons et les vallées. Je regarde ce lourd sanglot, ces flammes de haines qui viennent lécher et fabriquer le monde. Voilà les herbes qui naissent, les oiseaux qui s’éveillent. La terre tremble et mon cœur se soulève dans un souffle de noyé.

    La haute silhouette d'Orfeu est assise à mes côtés. Ses cheveux ondulent, herbe à paître. Il a le visage ovale, comme une pierre précieuse qu'on aurait oublié de polir. Le miroir me transperce. J'ai parfois des araignées velues qui me sortent de la bouche pour griffer Amanza.

    - Petru, regarde la montagne. Elle est toute prête à nous broyer. La marée de glaises viendra s'abattre sur nous si on ne fait rien. Moi, je joue du pipeau pour la calmer. Et toi ? Sais-tu seulement chanter ? Sais-tu seulement écouter avant de serrer la fille dans tes bras ? On ne peut pas prendre la montagne sur son dos et jouir sans conscience. Regarde la terre, vicieuse, méchante, elle t'aime et te remonte dans le corps, à travers ton sexe, toujours au moment où tu t'y attends le moins. Quand tu te mets à frapper, à maudire, c'est elle qui parle à travers toi. Pourquoi crois-tu qu'on les a construites, les villes ? La terre est sauvage. Un chaos indomptable. As-tu vu la valse des étoiles ? L’explosion des naines ? La langue noire ? Et les blocs de rocs sur lesquels nous passons. Tout est animé. Qu’est-ce que tu as cru ? La montagne a ses sentiments. C'est plein de mal pour notre espèce. On a les pieds trop grands, nous autres, Humains. Le temps de venir tu as tué mille insectes sur le chemin. On creuse, on plante et on fait saigner le sol depuis le jour de notre naissance. Nous sommes des enfants gorgés de lait qui en demandent encore et qui sucent le sein jusqu'à le rendre rouge de honte de nous crée. Cette terre est une mère qui ne comprend plus ses enfants. Elle a sa haine contre nous et nous contre elle. La colère des êtres contre les êtres déborde de partout, ça coule dans les rivières et ça assèche les glaciers, ça déracine les forêts et ça te mange l'amour. L'Homme est le seul animal qui panse ses blessures avec du béton. Il veut couper son cordon ombilical, son instinct l'en empêche. Orphelin, toujours lui pèse sur les épaules le manque de sa mère. Elle garde les bras ouverts, nous avons peur de nous perdre dans l'harmonie de ses courbes. Tant qu'il en sera ainsi, nos enfants voudront tuer leur père et pénétrer leur mère. C'est la grande infamie de l'Homme et il ne peut que se crever les yeux et cacher la terre qui l'a vu naître pour ne plus se regarder dans ce reflet de ciel. Mais l'amour d'une mère pour son fils c'est quelque chose qui dépasse la honte et la colère. Entends-tu la terre pleurer ? Ce sont lacs de larmes qu'elle cache dans des grottes de tristesses. L'enfant comme la mère auraient aimé être bons, justes et heureux. Ils sont tous deux victimes de cette chose trop grande, trop belle et trop cruelle, essence jaillie du cosmos qui ne permet pas le bonheur de tous et de chacun. Toi, tu veux dire « je t'aime » sans être malade. Tu veux voler la chair sous l'asphalte, la faire tienne, t'unir à elle sans faire le sacrifice de ton être. Idiot. Apprend le prix des choses. Il faut commencer par susciter la rage du sol. Nous sommes tous un bout de rêve. C'est un grand songe, toujours, partout, rien qu'un seul corps univers qui se mange et se détruit lui-même pour continuer à être. Il faut que l'un meure pour que l'autre vive. Alors Petru, peux-tu aimer sans mentir ?

     

    Les paroles d'Orfeu résonnent encore dans ma tête quand j'ouvre les yeux. Je me sens les muscles à vif, le sang malade et le corps courbature. Il y a un égoïste à l'intérieur de ma cage qui veut vivre avant d'embrasser. La rue est vide. Le soleil commence tout juste à dépasser les immeubles gris au crépi délabré. J'ai froid. J'aurais aimé dormir sous un arbre. J'aurais aimé qu'Orfeu soit autre chose qu'un rêve et pouvoir rester à ses côtés dans le sein de la montagne.

     

    C'est en tremblant que je pousse la porte.

    Les joues salées, Amanza me regarde. Ses cheveux défaits coulent sur ses épaules. Aux cernes qui marquent la blancheur de sa peau, je sais qu'elle n'a pas dormi. Nous restons sans parler, avec nos cœurs qui saignent. Ça pique. Partout, ça pique. Mère, arrête de tirer sur mes intestins, sur mes haillons de foi délabrée. Je ne vais pas me mettre nu, ni recouvrir ma peau de glaise, ni me confondre dans le ciment. Regarde-la. Ses yeux sont un océan. Je ne demande que ça. Elle est magnifique. Jamais femme n'a été aussi belle à mes yeux.

    - Amanza... Je...

    Elle me fait signe de me taire. J'ose m'approcher comme un enfant coupable.

    Très doucement, une main sur son visage. Ses yeux brûlent. Ma cheminée hurle de douleur, mes poumons rétrécissent. Mes bras autour d'elle, je la serre aussi fort que possible. On pleure. Le moindre contact est une explosion volcanique. Je retrouve l'essence perdue – écho du big-bang, l'eau sans laquelle je serais mort de soif. Je respire, j'existe, le monde est monde et le bonheur est possible. Son souffle, l'odeur de son odeur, c'est cette pulsion vitale qui m'a permis de me lever, de marcher. Il n'y a aucun mensonge, aucune conclusion ; j'avance, tout est confiance, c'est la vérité de son âme et de la mienne.

    Je l'aime et ça fait de la rage dans le ventre de la terre.


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